La pratique musicale peut-elle améliorer l’écoute de conversations dans le bruit ?
Notre laboratoire vient de publier une revue systématique de la littérature et méta-analyse en lien avec cette question dans le journal Current Research in Neurobiology. Cette étude s’est inscrite dans le cadre du projet de maîtrise d’Elisabeth et a été réalisée sous la supervision et avec l’aide de Pascale, directrice du labo. Marilyne, professionnelle de recherche au labo, et Micah M. Murray, professeur à l’Université de Lausanne en Suisse, ont aussi collaboré au projet, qui a demandé beaucoup de temps et d’énergie à l’équipe !
L’habileté à percevoir la parole dans des contextes bruyants, comme lorsque plusieurs personnes parlent (p. ex. dans un restaurant bruyant) ou que des appareils électroménagers sont en fonction, décline avec l’âge. Certaines activités musicales comme chanter dans une chorale ou pratiquer un instrument de musique pourraient prévenir, retarder ou diminuer le déclin de la perception de la parole, en raison de leurs impacts sur plusieurs systèmes du cerveau, incluant le système auditif. Toutefois, les études portant sur la relation entre la pratique d’activités musicales et la capacité à percevoir la parole dans le bruit n’ont pas toutes mené aux mêmes conclusions. L’objectif de cette étude était donc de brosser un portrait global de la littérature scientifique sur le sujet. Nous cherchions aussi à comprendre plus spécifiquement si les personnes musiciennes performent mieux que les personnes non-musiciennes dans certains contextes ou en général. Par exemple, un avantage pour les personnes musiciennes est-il observable seulement dans les conditions d’écoute difficiles, comme lorsque le bruit environnant est fort ? Ou lorsque le bruit environnant est formé de plusieurs voix humaines, ce qui génère beaucoup d’interférence avec le signal de parole à comprendre ?
Pour répondre à ces questions, notre équipe a effectué des recherches dans deux bases de données (Pubmed et PsycNet). Ces recherches ont permis d’identifier 49 études (représentant 5434 personnes participantes) ayant comparé la performance de personnes musiciennes et non-musiciennes à des tests de perception de la parole dans le bruit. Lors de ces tests, les personnes participantes pouvaient par exemple être invitées à répéter des mots ou des phrases prononcés par un locuteur en présence d’un bruit de fond (p. ex. des voix d’autres personnes qui discutent). La qualité méthodologique de chaque étude a été analysée indépendamment par deux membres de l’équipe. Les données et résultats de chaque étude ont été extraits de façon indépendante par deux membres de l’équipe. Les résultats ont ensuite été mis en commun, notamment par la réalisation de méta-analyses.
L’analyse qualitative et les méta-analyses ont permis d’observer un avantage chez les personnes musiciennes en comparaison aux personnes non-musiciennes, surtout dans les conditions d’écoute difficiles, comme lorsque le bruit de fond était aussi fort ou plus fort que la parole à percevoir ou encore lorsque le bruit de fond était formé de la voix de plusieurs personnes. Par exemple, on peut voir à la figure 1 le résultat des études ayant comparé la performance de personnes musiciennes et non-musiciennes lorsque le bruit de fond était plus fort que la parole à percevoir (rapport signal sur bruit <0 décibels). Le résultat de chaque étude est illustré au moyen d’un carré. La taille du carré reflète le poids attribué à chacune des études dans l’analyse statistique, lequel dépend notamment du nombre de personnes incluses dans chaque étude. La barre autour de chaque carré représente l’intervalle de confiance (c.-à-d. l’étendue dans laquelle est susceptible de se trouver la valeur réelle de l’effet avec un niveau de confiance de 95%). Si la taille d’effet est très près du 0 (illustré par la ligne pointillée), cela suggère l’absence d’effet. Les études se situant à droite de la ligne pointillée ont mesuré une meilleure performance pour les personnes musiciennes en comparaison aux personnes ne pratiquant pas d’activité musicale. L’effet moyen estimé pour ces études combinées (illustré par le losange) est de 0.59, ce qui correspond à un effet positif significatif de taille modérée. L’effet réel se trouve entre 0.14 et 1.04, comme indiqué par l’intervalle de confiance. Comme cet intervalle ne contient pas la valeur 0, l’effet est considéré significatif, c’est-à-dire, probable.
Figure 1. Tailles d’effet lorsque le rapport signal sur bruit est inférieur à 0 décibels, soit lorsque le bruit de fond est plus fort que la parole à percevoir.
La figure 2 illustre les résultats des études qui ont comparé la performance des personnes musiciennes et non-musiciennes à un test de perception de la parole lorsque le bruit de fond était formé de la voix de 4 personnes. Cette condition d’écoute difficile (car elle crée beaucoup d’interférence) est elle aussi associée à un avantage significatif modéré pour les personnes musiciennes, tel qu’indiqué par la taille d’effet combinée des études (0.53) et l’intervalle de confiance de 0.30 à 0.76. Ainsi, les personnes musiciennes pourraient avoir plus de facilité à percevoir la parole d’un interlocuteur dans un environnement ou plusieurs autres personnes discutent aux alentours, comme au restaurant. Ceci devra cependant être investigué dans d’autres études, pour vérifier si les observations faites dans les tests de parole en laboratoire sont généralisables à des situations réelles du quotidien.
Figure 2. Tailles d’effet lorsque le bruit de fond est composé de la voix de 4 personnes.
L’analyse suivante a porté sur la perception de la parole lorsque le bruit de fond est moins fort que la parole à percevoir ou que le bruit de fond est composé de la voix d’une seule personne (voir les figures 3 et 4, où les tailles d’effet sont respectivement de 0.08 et 0.28, et pour lesquelles l’intervalle de confiance comprend la valeur 0). Cette méta-analyse n’a pas révélé de différence de performance significative entre les personnes musiciennes et non-musiciennes. Ainsi, dans les conditions d’écoute plus facile, l’habileté à percevoir la parole semble comparable entre les personnes musiciennes et non-musiciennes.
Figure 3. Tailles d’effet lorsque le bruit de fond est formé de la voix d’une seule personne.
Figure 4. Tailles d’effet lorsque le rapport signal sur bruit est supérieur à 0 décibels, soit lorsque le bruit de fond est plus faible que la parole à percevoir.
Dans chaque méta-analyse, nous avons inclus l’âge des personnes participantes comme variable modératrice, question d’investiguer si la différence de performance entre les personnes musiciennes et non-musiciennes variait en fonction de l’âge. Les résultats ont indiqué que l’âge n’avait pas d’effet modérateur significatif. Toutefois, ce résultat est à considérer avec prudence, puisque seulement 7 des 49 études de cette revue systématique ont été réalisées auprès de personnes âgées de plus de 60 ans. Davantage d’études sont donc nécessaires pour investiguer le potentiel de la pratique d’activités musicales à prévenir ou à réduire le déclin des habiletés de perception de la parole dans le bruit chez les personnes aînées.
En somme, les résultats de notre étude suggèrent une meilleure habileté à percevoir la parole dans le bruit chez les personnes musiciennes en comparaison aux personnes non-musiciennes, particulièrement dans les conditions d’écoute difficiles. Ceci pourrait être lié au fait que les personnes qui chantent dans une chorale ou qui jouent d’un instrument de musique dans un ensemble doivent porter leur attention sur un signal auditif précis (p. ex. le son de leur propre voix ou de leur instrument) parmi une multitude de signaux auditifs auxquels ils sont exposés simultanément. Mais la nature des mécanismes d’action impliqués est toujours inconnue. Nous avons plusieurs projets en cours visant à comprendre les mécanismes cérébraux sous-jacents à cet effet positif !
Pour lire l’article scientifique et prendre connaissance de tous les résultats :
https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2665945X23000116
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