Nous avons le plaisir de vous présenter les résultats d’un article scientifique publié il y a tout juste quelques mois par notre équipe, portant sur les processus à l’origine des difficultés de production de la parole lors du vieillissement.

Parler est un acte essentiel dans la communication humaine, qui nous paraît naturel et spontané. Pourtant, il repose sur des actions complexes, tant sur le plan moteur que sensoriel. En effet, un locuteur doit non seulement être capable de planifier puis de produire une séquence complexe de sons sur le plan articulatoire, mais aussi de percevoir les rétroactions acoustiques de sa production, afin de l’ajuster. Il est clair que le vieillissement a un impact sur la qualité de production de la parole, cette dernière devenant plus lente, plus variable et d’une intensité sonore moins grande. Cependant, les mécanismes qui expliquent ce ralentissement normal de la production de la parole avec l’âge ne sont pas encore connus.

C’est pourquoi Pascale Tremblay, la directrice du labo, et son collègue de longue date Marc Sato (Université d’Aix-en-Provence) se sont intéressés aux mécanismes cérébraux qui soutiennent la production de la parole dans un article publié récemment dans le journal scientifique international « Brain and Language ». L’équipe s’est demandé si deux mécanismes sous-tendant le contrôle moteur de la parole pourraient être affectés lors du vieillissement et ainsi être à l’origine des changements liés à la production de la parole avec l’âge. Ils ont étudié ces deux mécanismes à l’aide de l’encéphalographie (voir notre article sur l’EEG en cliquant ici), une technique non invasive qui consiste à placer de petites électrodes sur la tête, afin de mesurer l’activité électrique générée par les neurones. L’EEG permet notamment d’enregistrer des potentiels évoqués, à savoir des changements d’activité électrique dans le cerveau lors de la présentation de stimuli (des sons par exemple).

La mesure de ces potentiels a permis à l’équipe de comparer, dans deux groupes d’âge différents, d’une part le potentiel de préparation (en anglais movement-related cortical potential, soit MRCP) et, d’autre part, la suppression induite par la parole (en anglais speech-induced suppression, soit SIS).

Le premier mécanisme, le MRCP, est lié à la planification motrice du mouvement. Avant de produire un mouvement, tel qu’un son, il y a un changement dans l’activité électrique du cerveau. En effet, on sait que lorsqu’on produit un son, une réponse cérébrale négative d’environ une à deux seconde(s) est enregistrée avant le début du mouvement. La présence de ce signal négatif montre qu’une certaine planification est nécessaire avant la production des sons de la parole, et ce dans plusieurs régions du cerveau. L’EEG enregistre ce signal aussi bien lors de la production de sons auto-rythmés, c’est-à-dire lorsque les individus produisent les sons à leur propre rythme, que lors d’une production davantage contrôlée, c’est-à-dire à un rythme imposé. Dans l’étude, l’équipe a émis l’hypothèse d’un MRCP plus élevé chez les personnes plus âgées, autrement dit une réponse de plus grande amplitude comparée aux personnes plus jeunes. Cela serait le signe d’une planification de la tâche de production de la parole plus exigeante pour le cerveau, ce qui pourrait être lié à la perte d’efficacité neuronale.

Le deuxième mécanisme, le SIS, renvoie à l’intégration auditive-motrice lors de la production de parole. C’est le mécanisme qui nous permet de traiter l’information auditive de notre propre voix différemment de celle provenant des autres. En effet, lorsque nous parlons, les sons générés par nous-mêmes produisent une réponse réduite au niveau du cortex auditif, comparée à la réponse générée par des sons extérieurs, lorsque nous écoutons une autre personne par exemple. Autrement dit, lorsque nous parlons, notre propre voix est supprimée dans le cortex auditif, ce dernier est alors plus efficace pour repérer puis corriger les anomalies dans notre propre production de parole. Ce phénomène assure également une bonne intégration des informations auditives tout en évitant la présence d’interférences entre les retours acoustiques de la production de la parole d’autrui et celles de notre propre production lors de dialogues. Si le SIS est endommagé, cela signifierait que l’individu ne dispose plus du mécanisme nécessaire pour correctement ajuster sa production vocale face à son interlocuteur, car il ne traite plus sa propre voix correctement. Sa production risque alors d’être plus éloignée de ses attentes. Le SIS est également mesuré à l’aide de l’EEG, qui enregistre des potentiels auditifs, situés dans le cortex auditif, lors de la production volontaire/autonome de sons et lors de la perception de ces sons. Dans notre étude, l’équipe s’est demandé si le vieillissement pouvait endommager le SIS et ainsi nuire à la qualité d’ajustement de la production de la parole.

Quels tests ont été réalisés ?

Pour évaluer le SIS et le MRCP, on a demandé à 40 adultes droitiers répartis en deux groupes d’âge (voir notre article sur les droitiers et gauchers dans les études scientifiques en cliquant ici), en bonne santé et parlant le français, de réaliser deux tâches : une tâche de production volontaire et autonome de voyelles et une tâche de perception de celles-ci (Figure 1). Durant ces deux tests, les réponses du cerveau ont été enregistrées en continu par l’EEG pour calculer le SIS et le MRCP, puis comparées entre le groupe des plus jeunes et des plus âgés. Rappelons-nous que l’objectif ici était de voir si un MCRP plus grand et un SIS réduit sont observés dans le groupe d’âge avancé. Une troisième tâche, appelée tâche d’identification vocale multimodale, a également été créée pour évaluer les capacités de parole, auditives et visuelles des 40 personnes participantes. Le déroulement des trois tâches est présenté ci-dessous.

Figure 1. Résumé de la méthodologie de l'étude

Que montrent les résultats ?

Lors de la tâche d’identification vocale multimodale, l’équipe a comparé le pourcentage de réponses correctes ainsi que le temps de latence des deux groupes. Le temps de latence correspond à la durée entre le moment où on présente un stimulus (audio, visuel ou audiovisuel) à une personne participante et le moment où celle-ci commence à répondre (en appuyant sur une des touches du clavier). On a remarqué que la précision dans les réponses est plus faible chez les personnes plus âgées que dans le groupe des jeunes adultes, particulièrement dans la modalité visuelle (Figure 2A). De plus, les temps de latence sont toujours plus élevés dans le groupe des personnes plus âgées que dans celui des plus jeunes, quelle que soit la modalité (auditive, visuelle ou audiovisuelle) (Figure 2B). Ces deux résultats montrent que les capacités de parole, auditives et visuelles déclinent avec l’âge.

Lors des tâches de production et de perception de voyelles, on observe de fortes différences de MRCP entre les personnes plus âgées et les plus jeunes. En effet, l’étude a révélé une plus grande amplitude négative du MRCP pendant la phase préparatoire de la parole, lors de la tâche de production de voyelles auto-rythmée (tâche 1), dans le groupe des personnes plus âgées (Figure 3). Ce résultat suggère que pour produire des sons, une activité motrice plus importante est requise chez les personnes âgées. Autrement dit, davantage de ressources neuronales sont impliquées pour produire ces sons.

Figure 2. Précision moyenne et temps de latence dans l’expérience comportementale pour chacune des modalités : auditive, audiovisuelle et visuelle; présentée séparément pour le groupe des plus jeunes et le groupe des plus âgés. Chaque point représente une personne participante. Les barres d’erreur représentent les erreurs standard de la moyenne.
Figure 3. Les amplitudes de MRCP dans les deux groupes

Concernant le SIS, rappelons-nous que celui-ci est plus grand lors de l’écoute passive que lors de la production volontaire de sons (puisque la réponse cérébrale à notre propre voix est supprimée). Un SIS réduit serait donc le signe d’un système endommagé, qui ne serait plus capable de supprimer les réponses auditives de notre propre voix et moins efficace pour ajuster la production. Ce n’est toutefois pas ce que montrent les résultats de l’étude. En effet, les tâches de production de parole à rythme autonome (tâche 1) et de perception (tâche 2) semblent indiquer que le SIS est stable chez les personnes plus âgées et que le SIS continue d’être plus élevé lors de la perception que lors de la production de sons.

Cette étude a donc mis en évidence que les difficultés dans la production motrice de la parole des personnes âgées s’expliqueraient par une préparation motrice moins efficace engendrant une activité cérébrale plus grande avant la production des sons, mais que l’intégration auditive-motrice est conservée. Ces résultats sont précieux pour connaître davantage les causes liées aux difficultés dans la production de parole lors du vieillissement, afin de proposer des solutions et d’améliorer in fine le bien-être des individus, tout au long de leur vie.

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